L’art de s’accrocher à ce qui n’existe plus et de disparaître avec
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temps de la guerre en dentelles. Pourquoi au lieu d’une bonne vieille
empoignade virile et sanglante, ne pas imaginer un package complexe
d’opérations surprenantes, atypiques et peut-être même… artistiques,
où la destruction de l’adversaire se moquerait des usages et des grilles
traditionnelles? Pourquoi rêver encore d’une guerre
conventionnelle,
c’est-
à-dire conformiste, quand tant de fantaisies sont désormais possibles :
guérilla, terrorisme kamikaze, bombe anale, empoisonnements à dis-
tance d’un homme-clef, destruction d’un véhicule présidentiel depuis
un faisceau laser installé sur un satellite, invasion d’un palais présidentiel
par des drones suffisamment petits pour passer par le trou d’une serrure,
assassins habillés de graphène invisible, contamination radioactive ou
bactériologique d’une capitale, détournement des réseaux de commu-
nication vers des leurres au réalisme saisissant, corruption limitée (afin
de rester discrète) d’un serveur stratégique par un virus excessivement
discret, prise de contrôle à distance de l’ordinateur d’un chef d’État ?
On peut risquer alors l’analogie avec lesmétamorphoses de l’artmoderne.
Alors qu’autrefois chaque peintre ou chaque musicien devait s’inscrire
dans un modèle prédéfini (le portrait ou la nature morte, la symphonie
ou le menuet), chaque artiste crée demain un genre qui lui est propre,
avec des lois qui lui sont propres, avant que d’y couler sa création.
La guerre suivra peut-être la même évolution. Tant qu’il y aura des
hommes, il y aura des conflits car le conflit est dans la nature de
l’homme,
a fortiori
quand le rapport démographie/ressources devient
défavorable. Mais le conflit ne sera plus militaire : il sera économique,
financier, technologique ou culturel. Il n’aura plus besoin pour s’exercer
de capitaines en uniformes. Il se réinventera en permanence dans ses
formes en fonction de ses objectifs spécifiques. Il fera passer l’obligation
de résultat avant l’obligation de moyens : la guerre, comme le marketing
ou la religion, deviendra un art moderne comme les autres, une méta-
morphose incessante.
Le stratège virtuose pourra parfois, comme Picasso, aller jusqu’à
réinventer sa propre manière chaque jour et se reposer chaque jour la
question « Qu’est-ce au fond que la guerre ?» comme l’artiste s’interroge
sur « Qu’est-ce au fond que l’art ? ». La guerre, réinventée et redéfinie
comme la destruction partielle et créative de l’adversaire ou plus
exactement d’une menace réelle bien ciblée, sera alors devenue un art à
part entière.