L’art de s’accrocher à ce qui n’existe plus et de disparaître avec
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S
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olitude
Il est d’un certain point de vue infiniment tragique de n’avoir plus de
témoin tout au long de sa vie. Si les tendances se poursuivent, il ne se
trouvera personne pour assister à la naissance de vos arrières-arrières-
petits-enfants, personne à l’enterrement de vos enfants. Le « Tu » du
Bescherelle s’efface progressivement au profit d’un « Moi » omnipré-
sent. Même le Surmoi n’arrive plus à faire sa place, à l’heure où Facebook
ou la téléréalité signalent le triomphe du Moi, Moi, Moi et encore Moi,
quand ce n’est pas celui du ça chaotico-pulsionnel. Le grand secret de
la relation, c’est le temps, le temps perdu ensemble. Quand les exigences
du tourbillon économique ne laissent plus ni le temps ni la proximité
suffisante au développement de relations, il ne reste plus que d’innom-
brables transactions au goût amer et solitaire.
Vos descendants se trouveront donc dans une situation paradoxale. Leur
solitude intérieure sera de plus en plus grande, de plus en plus normale,
et cependant leur solitude extérieure sera de plus en plus précaire. S’il
sera de moins en moins fréquent, ou en tous cas de moins en moins
gratuit, d’être identifié, reconnu, compris, apprécié, détesté ou aimé, il de-
viendra tout aussi atypique de se retrouver seul à la terrasse d’un café et
de pouvoir tranquillement lire son journal sans être envahi par les odeurs
ou par le bruit de l’Autre. À l’inverse de la solitude affective, la solitude
matérielle deviendra de plus en plus rare et donc de moins en en moins
accessible au sein d’un monde sur-plein.
Quand une rareté regrettable se présente, il n’est pas rare qu’une valeur
économique se propose.
Deux marchés risquent donc d’émerger prochainement :
Le marché de la solitude matérielle.
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Des retraités, des épuisés,
des fortunés seront demain prêts à casser leur tirelire pour profiter
d’un peu de tranquillité. Le non-voisin deviendra une denrée prisée.
Demain se paiera parfois très cher le droit d’assister à un spectacle
sans être noyé au milieu d’une foule, de manger dans un restaurant
à l’abri d’un salon privé, de profiter d’un appartement en haut d’une
tour sans voisin immédiat.
Le marché de l’accompagnement personnel.
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Rien ne sera plus
important, rien n’est déjà plus important que d’être traité comme
une exception lorsque les exigences de la croissance économique ont
imposé partout une logique de centralisation, de standardisation, de