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D
ictionnaire
des mots
en
voie
de
disparition
au fond qu’une question de nombre de micro-caméras et de kilomètres
carrés de feuillets de graphène.
Ces nouveaux horizons de la technique s’inscrivent apparemment dans
un contexte paradoxal. Avec les possibilités de géolocalisation offertes
par les nouveaux objets nomades comme l’iPhone, la tablette Samsung
ou les autres ardoises magiques, la « visibilité » de chacun va devenir
de plus en plus évidente. Il est d’ores et déjà possible de tracer au mètre
près une amie capricieuse, un conjoint incertain, un enfant égaré. Peu à
peu s’effacera le concept de « vie privée », inventé par Louis XV qui fit
construire le Grand Trianon afin de se soustraire quelquefois au regard
de ses courtisans (contrairement à son arrière-grand-père, Louis XIV,
dont la vie publique épousait toute la vie). La plus grande partie de nos
mouvements sera communiquée à tous par le biais de nos objets noma-
des. Toutes nos transactions financières seront enregistrées par le suivi
de nos cartes de crédit, suivies attentivement par une administration
fiscale mondialisée, centralisée, modernisée. Nos goûts seront connus et
nos envies anticipées par les professionnels du marketing. Nous n’aurons
bientôt plus de secrets pour personne. Nous serons alors bien obligés
d’être hyper-tolérants… pour qu’on nous rende la pareille.
Ce paradoxe de la visibilité se résout aisément du point de vue marke-
ting. Tout ce qui est précieux prend en effet encore plus de valeur en se
raréfiant. C’est vrai aujourd’hui de l’eau potable, de l’air pur, de la solitude,
du sourire, du silence qui sont aujourd’hui devenus des produits mar-
chands – parfois de luxe – et des marchés juteux. Ce sera vrai demain de
la discrétion. Il y aura demain un marché de la discrétion qui regroupera
tous ceux qui souhaiteront, temporairement ou régulièrement, se sous-
traire au regard de leurs commentateurs ou de leurs juges, des membres
de leur famille, de leurs amis et de leurs autres créanciers. Il y aura demain
matin un secteur d’avenir pour de nouveaux métiers comme celui de
« l’effaceur » qui se fait fort (contre une honnête rétribution) de vous
« déréférencer », de vous « dégoogliser » et de nettoyer les allées de l’In-
ternet de votre nom, de photos ou de vos maladroits écrits de jeunesse.
Des startups à la mode vous garantiront une certaine dose d’opacité
périodique avec, bien entendu, des forfaits à la semaine ou à l’année, des
tarifs dégressifs et la possibilité d’intégrer un club fermé dont l’originalité
des membres est de ne jamais entendre parler l’un de l’autre ni dans le
monde virtuel ni dans la vie réelle, un « anti club » en quelque sorte.
Comme d’habitude le contraire enfante le contraire. Et la civilisation
médiatique qui s’essouffle pourrait bien s’inverser prochainement dans
un snobisme de l’invisibilité.