L’art de s’accrocher à ce qui n’existe plus et de disparaître avec
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L
angues
La fin des langues au pluriel
La notion de langue était encore au xx
e
siècle un concept assez clair.
Une langue, comme par exemple l’indonésien ou le hongrois, était un
système délimité et cohérent. Il y avait des dictionnaires de hongrois, des
grammaires hongroises, des professeurs de hongrois et des méthodes
Assimil spécialisées en langue hongroise. Lorsqu’on raconte ses vacances
en hongrois, on ne l’émaille pas de vocabulaire indonésien ou polonais.
La langue est exclusive : tandis qu’on parle une langue, on n’en parle pas
une autre. Vous étiez dans un aquarium étanche.
Au xx
e
siècle encore, une langue ne s’identifiait pas exactement à une
nation. Il y avait des nations multilingues comme le Canada, la Suisse ou
la Belgique. Il y avait aussi des langues multinations comme le français
ou l’arabe. Cependant, chaque bassin linguistique s’identifiait à une vaste
communauté soudée par une littérature, une culture, un sentiment d’ap-
partenance. Entre arabophones, il y avait une sorte de fraternité, un cadre
culturel très riche où se mêlaient les rites de l’islam et les mirages des Mille
et une nuits. Parler l’arabe n’était pas seulement une aptitude linguistique,
c’était également une façon particulière de découper le monde, une façon
de penser peut-être plus émotionnelle que rationnelle, avec en toile de
fond une caravane dans le désert et le sens de la chaleureuse hospitalité
nomade. De la même manière, penser en langue allemande facilitait gran-
dement la réparation d’une voiture. La langue française comme la langue
chinoise facilitaient la conceptualisation, la métaphore, l’image suggestive.
Réfléchir en français permettait d’analyser les subtiles raisons de l’échec
d’une histoire d’amour ou d’une négociation diplomatique.
Au xx
e
siècle, chaque Terrien possédait encore une langue maternelle de
référence qui lui permettait non seulement de communiquer, mais éga-
lement de penser de façon cohérente à l’intérieur d’une communauté
culturelle, cohérente elle aussi.
Avec l’effacement progressif des frontières et la multiplication des
échanges, au coin de l’an 2 000, un outil de communication international
s’est imposé. Le
globish
est aujourd’hui à l’anglais ce que le
pinyin
est
au chinois : un corpus de quelques centaines de mots centrés sur une
grammaireminimale, destiné à permettre les transactions internationales