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D
ictionnaire
des mots
en
voie
de
disparition
de son formatage culturel et idéologique. Dans les familles orientales,
que ce soit au Proche, au Moyen ou en Extrême-Orient, on trouve sou-
vent du bonheur à être ensemble, à partager une pièce, un repas, un
projet. Souvent la famille et le travail s’y confondent et se prolongent
mutuellement, naturellement, parfois harmonieusement.
Il n’est donc pas illégitime de se poser une étrange question : pourquoi,
en France (et peut-être en Europe), cette culture du « mauvais quart
d’heure à passer » ? Pourquoi le travail est-il perçu si fréquemment
comme une corvée professionnelle, la scolarité comme une interminable
galère, la famille comme une prison dont il s’agit de s’évader en urgence ?
Pourquoi faut-il nécessairement souffrir aujourd’hui pour être heureux
demain (c’est-à-dire jamais) ? Pourquoi le discours du bonheur à l’école,
en entreprise, dans la famille, a-t-il des sonorités bisounours, naïves, déca-
lées, pour ne pas dire obscènes ?
Cette culture du « mauvais quart d’heure » à passer aujourd’hui, pour
que demain soit plus rose (c’est-à-dire moins gris), présente pourtant plus
d’un inconvénient fâcheux : démotivation dans les entreprises ; culture du
service minimum dans les lieux publics comme les administrations, aéro-
ports, gares, cafés, restaurants ou magasins de chaînes ; culte du « temps
libre » et de l’oisiveté improductive ; mythe de la retraite (perçue comme
l’aboutissement d’une vie) ou d’un temps sabbatique subventionné gras-
sement par les Assedic ; réticence à s’engager durablement dans une vie
d’entreprise ou de famille ; disparition progressive de la notion de loyauté.
En vérité, en se refusant le droit d’être heureux aujourd’hui, ici même, au
profit d’un demain indéfiniment reporté à de mystérieux après-demains,
il est possible que nos concitoyens contemporains précipitent la déca-
dence qu’ils espèrent précisément éviter. S’ils ne s’enrichissent guère ainsi,
la civilisation occidentale tout entière s’appauvrit. Sans loyauté confiante,
sans engagement joyeux, sans bonheur proactif au travail, à l’école, en
famille, notre civilisation n’a plus aucun avenir historique, toute choyée
qu’elle soit par la géographie.
Il devient donc urgent d’analyser les causes du paradoxe et de comprendre
pourquoi notre culture s’obstine à vouloir nous faire passer un « sale
quart d’heure », qu’on soit dans un magasin, dans les transports en
commun, en salle de classe, en séminaire de formation, au guichet du
commissariat ou de la préfecture, à la terrasse d’un café ou en réunion
professionnelle. Pourquoi sacrifier aujourd’hui à demain, si demain à son
tour devra se sacrifier à après-demain dans un karma sans fin ?