celle de la modération, le bouddhisme, celle du détache-
ment. On devait n’avoir qu’une famille, qu’une patrie,
qu’un Dieu. C’était imposé par la rareté de l’offre par
rapport à la demande. Après la multiplication des petits
pains (un vrai miracle !) les apôtres ramassèrent soigneu-
sement les miettes afin de ne pas gaspiller.
À la différence de la civilisation agricole ou industrielle, la
civilisation de l’information n’est pas une civilisation de
la précarité. Quand on se dépossède de l’information
dont on dispose, non seulement elle ne se raréfie pas
(après l’avoir donnée, on la possède encore au moins
autant), mais elle prolifère et génère même souvent à son
tour des réactions ou des commentaires, c’est-à-dire un
surcroît d’information.
À l’idéologie de la précarité doit donc être substituée
une idéologie de la concentration. La question n’est plus
d’éviter le « trop peu » mais d’éviter le « trop » ; d’éviter
la famine, mais d’éviter la saturation. L’ambition indi-
viduelle des conquistadores de la Renaissance et de la
Révolution industrielle est devenue une sorte d’archaïsme.
Car la question n’est plus d’acquérir davantage mais
d’assimiler mieux.
Nos parents et nos études ne nous ont en général pas
appris à choisir. Ils nous ont appris au contraire à
manquer et à s’adapter à l’état de manque, ce qu’ils
avaient eux-mêmes en général appris pendant une
guerre mondiale. Ce savoir, indispensable à la survie
dans le tiers-monde, est déplacé dans la civilisation de la
surabondance. Celui qui s’en sort le mieux, c’est au
contraire celui qui sait renoncer (même de façon complè-
tement arbitraire) à l’immense majorité des possibilités
offertes au profit d’une seule d’entre elles.
Napoléon, grand maître dans l’art de parvenir aux
résultats qu’on s’est fixés, disait que l’art de gagner
des batailles résidait dans la capacité de l’attaquant à
et d’en faire perdre aux autres
103