L’humain moyen, croise aujourd’hui du berceau à la tombe
plus d’un million d’individus sans bien s’en rendre comp-
te. S’il le voulait, il pourrait se faire un grand nombre d’a-
mis. Car avec de la technique, de l’intérêt sincère et de la
persévérance, on peut se faire un ami de qui on veut, ou
presque sur la Terre. L’amitié sincère et désintéressée est
devenue si rare que l’on ne résiste guère à une gentilles-
se persévérante et attentive.
J’ai personnellement dans mon carnet d’adresses le nom
et le numéro de téléphone de 2.853 personnes qui me
connaissent. Et encore, bien nombreux sont ceux que je
connais, que j’ai connus avant l’achat de mon organiseur
ou qui me restent à connaître. Je pourrais, si je le désirais,
y ajouter les 72.000 noms de mon fichier clients, les
35 millions d’abonnés de l’annuaire français, les milliards
d’humains de l’annuaire mondial. Mais tout cela ne serait
pas bien raisonnable.
Il faut du temps pour amorcer, développer, approfondir
puis entretenir une relation. Il en est de l’amitié comme
du travail de l’agriculteur. On ne récolte que ce qu’on a
labouré, puis semé. Quand on veut être l’ami de tout le
monde, on doit faire ce constat de temps en temps (sur-
tout d’ailleurs quand ça va mal, qu’on est devenu vieux
ou malade), qu’on n’est en fait l’ami de personne.
L’extrême facilité avec laquelle l’homme contemporain
établit des relations nouvelles se paye de l’extrême fragi-
lité de chacune d’elles.
La preuve ? Elle se trouve dans le climat des grandes
agglomérations. Les contacts y sont à la fois plus faciles,
plus nombreux et plus fragiles. Il n’y a aucun endroit
au monde où la proportion de personnes seules soit
plus importante qu’à Paris. Un logement sur deux y est
occupé par un célibataire. Mais paradoxalement, c’est
également l’endroit de France où l’on fait le plus de
rencontres. Inversement, dans les petites villes, les ren-
contres sont à la fois moins nombreuses et mieux assises.
L’art de se faire des ennemis
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