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D
ictionnaire
des mots
en
voie
de
disparition
En Europe occidentale, la standardisation des horaires dans la restau-
ration est étonnante. 12h-14h : déjeuner. 19h-22h : dîner. Dimanche et
lundi soir : fermeture hebdomadaire. Congés annuels en période de
vacancesscolaires.
Ces horaires restrictifs sont peut-être l’héritage de l’ère industrielle où le
timing des usines était lui-même hautement standardisé. Ils sont peut-
être aussi la conséquence d’une législation du travail métachronique, cal-
quée sur les schémas de l’ère industrielle ou bureautique. Dans tous les
cas, il vous sera difficile en Europe de manger à votre faim en dehors des
faims administrativement prévues. Le plus sage est de vous débrouiller
pour n’avoir faim qu’aux heures prévues par les conventions collectives.
Mais les meilleures choses ont une faim.
La déstandardisation croissante des horaires de travail en vogue chez
les nomades, et donc chez les élites, induit une déstandardisation des
horaires de repas. L’élite travaille de plus en plus en fonction de son hu-
meur, de ses biorythmes, de ses engagements multiples et des multiples
fuseaux horaires de ses correspondants éparpillés. La notion d’emploi du
temps n’existe pas pour elle, ni à l’échelle de la journée (pas d’horaires),
ni à celle de la semaine (pas vraiment de week-end), ni à celle de l’année
(disparition de la frontière entre les vacances et le temps travaillé). L’éva-
poration des frontières artificielles de l’Espace induit celle du Temps.
Pour cette raison, on assistera peut-être assez vite à l’obsolescence de la
notion de petit déjeuner, de déjeuner ou de dîner. Le déjeuner ne cor-
respondra plus non plus à l’enchaînement obligé : entrée + plat principal
+ fromage + dessert + demi de vin rouge. Cette formule est en effet
peu diététique, trop coûteuse en énergie (surcroît de calories absorbées)
et surtout trop coûteuse en temps. Pour l’adhérent d’une élite, 2 heures
consacrées à un repas relève aujourd’hui du surréalisme.
L’élite du futur est une tribu nomade mondialisée et interconnectée. Or,
le nomade n’a aucun horaire. C’est sa définition. De plus il adore déranger,
bousculer l’ordre des choses, ne rien faire comme tout le monde. Il affec-
tionne le sucré-salé, le brunch (breakfast + lunch), le dimanche vers 11h,
le goûner (goûter + dîner) ou le slunch (lunch + souper) le dimanche vers
17h, le mélange des styles, l’insubordination aux règles et aux horaires.
La restauration devra, comme tout être vivant, s’adapter ou périr. Il lui
faudra se désorganiser pour devenir organique à la façon d’un être vivant.